Pour la Cité des sciences, j’avais interviewé à l’occasion de l’exposition « Jules Verne en 80 jours » au début des années 2000, un ancien camarade des espaces frontières, Michel Meurger, essayiste, spécialiste de l’imaginaire scientifique et technologique, mais aussi grand amateur de science-fiction. Il est le directeur de la collection Scientifictions aux Éditions Encrage. Il nous livre ici de nombreuses clés pour comprendre Jules Verne, amateur éclairé des scientifictions.
Jean-Rémi Deléage : Verne est-il le premier “romancier scientifique” ?
Michel Meurger : Sur une soixantaine de romans, il n’y en a qu’une dizaine chez Verne qui relèvent de la conjecture scientifique ou technologique au sens strict. Sinon, ce sont plutôt des romans d’aventures de type Michel Strogoff et surtout des périples à travers l’inconnu, des « voyages extraordinaires ». Mais c’est justement cette dizaine de romans scientifiques qui ont, d’une certaine manière, assuré la fortune posthume de l’écrivain, et fait l’objet d’adaptations filmées notables. Par exemple le film de Richard Fleischer en 1954, dans lequel James Mason joue le rôle du capitaine Nemo, et où il se retrouve aux prises avec un calmar géant mécanique… Il faut bien reconnaître que pour nous, Jules Verne, c’est essentiellement le Nautilus, l’hélicoptère de Robur le conquérant, et donc des objets technologiques qu’il n’a pas inventés, mais qu’il a réussi à situer dans un imaginaire spécifique. Il me semble qu’il y a un accord entre l’univers mental du créateur individuel et l’imaginaire collectif, et plus précisément l’Imaginaire scientifique qui est en pleine floraison à l’époque.
JRD : Tu as un exemple ?
MM : On a souvent dit que Verne aimait la mer, mais il n’était pas le seul. La phrase de Nemo “La mer est tout”, fait écho à celle d’Edmond Dantès qui proclame en 1835 dans Le Comte de Monte Cristo : “J’aime la mer comme une maîtresse”. Avant 1869, qui est l’année de parution de 20 000 lieues sous les mers, Lautréamont a déjà célébré “le vieil océan” dans Les Chants de Maldoror (1868) et en 1869, Victor Hugo, avec L’Homme qui rit, a confirmé — comme le laissait déjà entendre Les travailleurs de la mer de 1866 — qu’il était le poète de l’Atlantique. On observe ainsi pour les années 1860 en France, une fixation autour du thème de la mer, que ce soit dans le domaine de la poésie, de la littérature, et aussi de la science, parce que ces noces poétiques sont aussi des noces scientifiques. Il est clair que l’Exposition Universelle de Paris, en 1857, a cristallisé cet intérêt. Au chapitre 14 de 20 000 lieues sous les mers, Verne compare le hublot du Nautilus, à travers lequel les héros regardent le monde marin, à la vitre d’un immense aquarium, et ce n’est pas pour rien : son modèle est l’aquarium géant de l’Exposition de 1867 qui a permis aux Parisiens d’admirer plus de 800 poissons ! Dans le roman, Verne montre une micro-société qui tire sa subsistance de l’océan, que ce soit pour la nourriture, les vêtements… Or, à l’époque, la pisciculture est en plein développement, et les plans des viviers du bassin d’Arcachon avaient été présentés à l’Exposition Universelle.
MM : Je prends un exemple, l’hélicoptère de Robur le conquérant en 1886. Verne a fait mention dans Robur, d’une des sources qu’il a utilisées, celle de Ponton d’Amecourt, qui fit en 1863 dans une brochure, l’étonnante description des phénomènes aérodynamiques et de la mécanique de vol de ce qu’il allait appeler un « hélicoptère ». La même année, il réalisa une maquette d’hélicoptère à rotors coaxiaux, motorisée par un moteur à vapeur en aluminium. Et en cette même année 1863, fut fondée une Société d’Encouragement de la Locomotion Aérienne. Nadar dans son ballon Le géant, effectua des ascensions sur lesquelles Verne a même écrit un article. Il y avait un grand intérêt public, des gens comme George Sand, Alexandre Dumas, Nadar, étaient absolument passionnés par la conquête du ciel. Donc, quand apparaît le roman vernien, c’est une sorte de cristallisation des espoirs, quelquefois aussi des peurs, des gens de l’époque. Verne n’a rien écrit qui ne corresponde à des intérêts collectifs et son rôle consiste à les exprimer.
MM : On n’a pas assez remarqué que, chez Jules Verne, les moyens de locomotion qui sont en avance sur leur temps — comme le sous-marin de Nemo et l’hélicoptère de Robur — ne sont pas destinés à l’ensemble de l’humanité. Ce sont des prototypes, des engins uniques, dont le secret est jalousement gardé par leur inventeur, et qui disparaîtront avec lui sans pouvoir profiter au progrès technique de la communauté. J’ai baptisé cette conception « cryptotechnique » : ici, le savoir est réservé à l’individu ou à une élite qui refuse de le partager avec ses semblables. Cette idée remonte au moins à Francis Bacon, l’homme politique britannique. Dans sa Nouvelle Atlantide, œuvre posthume publiée en 1627, il montre des savants d’une île du Pacifique. Isolés depuis dix-neuf siècles du reste du monde, ils ont développé des connaissances supérieures aux nôtres, tout en nous espionnant par le truchement d’un réseau d’émissaires. Dès 1627, nous avons donc déjà en littérature cette conception d’une espèce d’enclave supercivilisée, qui a développé la science et la technologie, mais qui ne veut pas la partager avec le reste du monde. Potentiellement, dans l’univers de Francis Bacon, il y a l’idée que ces gens peuvent intervenir sur notre évolution tout en étant pratiquement protégés de toute intrusion. Il y a déjà là en germe la thématique de dizaines de romans sur ce sujet.
JRD : Ce sont les prémices de Nemo…
MM : Chez lui, la spéculation scientifique est généralement ouatée de prudence. Il ne faut pas oublier que Verne écrit avec un propos didactique. Il n’ajoute quelque chose que quand il est sûr du socle de science de son temps. Plusieurs exemples : il n’ajoute un homme du Tertiaire de grande taille, berger des Mastotondes, que dans la 2e édition de 1867 du Voyage au centre de la terre, et après que des pionniers comme Edouard Lartet ou Gabriel de Mortillet ont affermi les positions de la jeune préhistoire et que le concept d’un homme du Tertiaire ait paru gagner du terrain. En 1864, dans la première édition du Voyage au centre de la Terre, il n’était donc pas question pour Verne de lancer cette conjecture, parce qu’il n’avait pas assez d’éléments qui lui paraissaient l’autoriser. Voilà comment il travaillait. Un autre exemple. Dans un roman tardif qui s’intitule Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin ou Le Serpent de mer, de 1902, Verne décrit un phénomène insolite : comment un baleinier est entraîné jusqu’au pôle par une mystérieuse force marine. Là, le romancier choisit clairement l’interprétation, faisant intervenir le connu, une vague séismique. Le capitaine et le médecin de bord s’opposent à l’interprétation superstitieuse et populaire défendue par un vieux tonnelier, Cabidoulin, qui attribue le phénomène à un monstre marin. Là, Verne est sévère. Tant que l’existence de monstres marins tels que le Serpent de mer n’est pas établie par les biologistes, je cite, « mieux vaut reléguer ce qu’on en rapporte au rang des légendes ». Finalement, la science- fiction (SF) n’est pas née d’un seul écrivain, que ce soit Verne, Wells…, mais plutôt d’un ensemble, d’un processus collectif. Je crois qu’on ne peut pas considérer qu’il y a une sorte de père fondateur. Verne offre l’exemple d’un écrivain qui, sur le plan de la conjecture, a toujours été relativement timide pour des raisons didactiques. On voulait instruire en amusant, sans risquer d’aller trop loin. Il n’y a pas de folle du logis chez Verne, c’est toujours un imaginaire qui est plus ou moins tenu en laisse.
La journée d’un journaliste américain en 2889 selon Jules Verne
JRD : Son imaginaire est positif ?
MM : Oui, au sens où il s’insère dans une dynamique générale nimbée de l’idéologie du progrès continu, irréversible ; malgré le pessimisme de sa fin de vie, la formation de Jules Verne est celle d’un homme qui a été jeune à l’époque d’immenses développements de la science et qui n’a jamais renoncé à inscrire celle-ci dans son projet littéraire. Je crois qu’il en est de son rapport à la SF comme de son prétendu statut de précurseur technologique : il s’agit dans les deux cas d’interprétations a posteriori, anachroniques ; le mythe de Verne géniteur légitime de la SF tend à conférer à un Français (et non à un Anglo-Saxon) la paternité d’un genre littéraire et prospectif qui n’existait pas en son temps. Ce sont en fait ses épigones qui ont amplifié, radicalisé ses concepts scientifiques et technologiques, fait aboutir ses virtualités, qui ont eu besoin de légitimer leur propre démarche science- fictive par le renvoi à un père fondateur. Ce producteur en amont de « voyages extraordinaires » et de romans scientifiques, a eu, en aval, surtout à travers sa vie posthume, une importante influence sur le genre naissant de la SF, moins par sa créativité littéraire et conjecturale autonome, que par une vertu d’ensemencement inhérente à son œuvre. On peut ici reprendre l’image du génie des éditions Larousse qui sème à tous les vents : Verne a semé à tous les vents de la conjecture, tout cela a germé, a suscité une postérité vernienne à la fois si ample et si indirecte qu’elle ne peut plus être précisément repérée. En conclusion, à propos du thème qui nous occupe, il faut à mon sens se garder de surévaluer (comme aujourd’hui) la place du facteur science dans la créativité vernienne, en le remplaçant parfois par de fumeuses élaborations ésotériques. Ce contemporain de Hugo et de Michelet peut être considéré comme un romantique tardif, qui a su atteler son imaginaire au char de la grande force motrice du rêve et de la conjecture du XIXe siècle, la Science, pour dépasser les limitations du temps et de l’espace, et produire une œuvre qui nous concerne encore.
Interview réalisée par Jean-Rémi Deléage, CSI, Mars 2005 Photos d’illustration : Michail Kirkov, Steampunk World (cc), Livres de Jules Verne, par Frédéric Bisson (cc).
Biographie de Michel Meurger
Michel Meurger a entrepris, depuis une vingtaine d’années, l’étude des diverses facettes de l’imaginaire scientifique et technologique. Il a notamment publié de nombreux travaux sur la rationalisation des êtres fabuleux dans le champ des sciences naturelles. Son ouvrage Lake Monsters Traditions, a Cross-Cultural Analysis (1988) sur les monstres de lacs a obtenu la seconde place au prix annuel décerné par la Folklore Society de Londres. Il est le directeur de la collection Scientifictions aux Éditions Encrage, où il a publié des études sur la genèse des représentations d’extraterrestres ravisseurs dans le cadre de la science-fiction américaine et sur la construction culturelle du mythe du monstre du Loch Ness. Une partie de ses essais sur la zoologie spéculative ont trouvé place dans la revue britannique Fortean Studies et il est le correspondant pour la France du Fortean Times. Il a aussi publié Histoire naturelle des dragons (2001), et Gilles de Rais et la littérature (2003), chez Terre De Brume. Enfin, en SF, il a également publié deux tomes sur le thème Lovecraft et la S.-F.