Comment, face à une colère profondément ancrée, un simple geste d’empathie peut mener à un puissant moment de guérison et de compréhension.
Israël, août 2024.
J’étais à l’entrée de la mutuelle locale, pour aller voir mon ophtalmologue, quand j’ai surpris une conversation animée entre la secrétaire et le directeur de la clinique.
“Nous devons détruire Gaza”, disait-elle, “l’aplatir pour en faire un terrain de football parce qu’il n’y a pas une seule personne à Gaza qui ne soit pas impliquée dans ce qui nous a été fait. Ils peuvent partir s’ils le souhaitent, mais aucun pays arabe ne voudra d’eux, c’est certain ! Et tous les terroristes qui sont entrés en Israël pour massacrer et kidnapper des gens le 7 octobre et qui sont maintenant dans nos prisons devraient être empoisonnés. Au lieu de cela, nous leur permettons de respirer notre air et de manger notre nourriture. Je les empoisonnerais moi-même si je le pouvais !!”
Le directeur de la clinique acquiesça d’un signe de tête, ajoutant : “Et lors du cortège funèbre d’Ismaël Haniyah, nous aurions dû tuer tout le monde !”.
Je suis restée sans voix. J’étais écœurée et dégoûtée. Jamais, après plusieurs décennies de vie en Israël, je n’avais entendu une haine aussi profonde, exprimée si ouvertement. Une petite voix intérieure me disait : ‘Va simplement t’asseoir dans la salle d’attente, la vie est déjà assez dure comme ça, tu n’as pas besoin de te mêler de ça en plus.' »
J’ai fait trois pas vers la salle d’attente.
Puis, j’ai entendu une autre voix en moi : “Pourquoi fuis-tu ce feu émotionnel ? Tu sais comment y faire face. C’est le moment où tu peux faire la différence. Retourne lui parler !”
Je me suis arrêtée, j’ai fait demi-tour et j’ai marché vers le bureau derrière lequel elle était assise. Je l’ai regardée dans les yeux : “S’il vous plaît, pourriez-vous n’en dire plus sur ce que vous ressentez…”
Je n’étais pas préparé au déluge de mots qui s’est abattu sur moi :
— “Je vis tout près de la frontière avec le Liban où, depuis plus de dix mois, il y a des bombardements presque quotidiens et j’ai deux jeunes filles qui ne sont plus elles-mêmes depuis que la guerre a éclaté. Ma fille de sept ans a commencé à mouiller son lit juste après le 7 octobre. Je les ai emmenées toutes les deux en thérapie, mais elles sont toujours aussi anxieuses. Ma meilleure amie a été assassinée lors du festival Nova et d’autres amis ont été tués ou blessés en combattant pendant la guerre. J’ai tellement peur que j’ai demandé à mon frère qui est médecin de me donner du poison pour mes filles et moi afin que je puisse le prendre et le leur donner au cas où des terroristes libanais essaieraient de nous kidnapper. Il est hors de question que mes filles deviennent des otages…”
Elle est restée silencieuse pendant un moment, puis a poursuivi :
— “J’ai regardé le film de 47 minutes compilé à partir des images du Hamas du 7 octobre et depuis, j’ai une douleur constante à l’estomac. Toute idée de sexe me dégoûte. J’ai vu une jeune fille de 13 ans se faire violer par quelques hommes alors que sa mère, qui était absente du kibboutz ce week-end-là, était au téléphone pour qu’elle puisse tout entendre. Ils ont ensuite poignardé la jeune fille dans le dos à plusieurs reprises en s’assurant que sa mère entendait ses cris…. Qui fait cela ? J’ai vu des terroristes jouer au ballon avec le sein d’une femme qu’ils venaient de trancher et des hommes dont le pénis avait été coupé. Je ne peux plus supporter cette horreur. Je veux qu’ils meurent tous et je veux arrêter de me sentir si mal. Je veux que cette souffrance cesse !”
« Une étreinte plus éloquente que les mots »
À ce moment-là, elle pleurait et je pleurais avec elle. J’ai fait un pas autour de la table et j’ai demandé si je pouvais la serrer dans mes bras. Je l’ai donc prise dans mes bras et nous avons pleuré ensemble.
— “Je veux que vous sachiez » a-t-elle ajouté, « que je ne déteste pas les Arabes, le meilleur ami de mon père est arabe et la femme avec laquelle je travaille ici est arabe et je l’aime comme une sœur. Je déteste simplement les Palestiniens de Gaza, tous les Palestiniens… Et je veux que nous nous sentions tous bien à nouveau ici… ”
— “J’ai compris”, ai-je dit. Et puis j’ai demandé… “Puis-je vous dire quelque chose ?”
— “Oui” a-t-elle répondu…
— “Vous êtes une femme belle et forte et, en ce moment, il y a des parties en vous qui souffrent terriblement. Il y a une partie qui hait les Palestiniens de Gaza et veut tous les voir morts parce que peut-être cela soulagerait votre souffrance. Une autre partie qui est tellement inquiète que vos filles soient prises en otage qu’elle vous pousse à vous procurer du poison pour que vous n’ayez pas tous à subir un enlèvement. Et une autre partie qui se sent dégoûtée à l’idée qu’un homme puisse vous toucher, à cause de ce que vous avez vu les hommes du Hamas faire dans le film de 47 minutes. Il y a aussi une partie de vous qui veut s’assurer que je comprends que vous ne détestez pas tous les Arabes. Que vous avez des amis arabes qui vous sont chers et que vous aimez profondément. C’est bien cela ?
— “Oui”.
— « Il y a aussi autre chose. Il y a cette femme puissante, aimante et compatissante qui est votre véritable essence. Sentez-vous sa présence, ne serait-ce qu’un peu ? » demandai-je.
Elle est restée silencieuse pendant un moment, puis elle a dit :
— “Oui.”
— “Alors, cette femme puissante et compatissante peut-elle faire savoir à ces autres parties qu’elle les voit et les entend, et peut-être même qu’elle se soucie d’elles ?”
Une autre pause, puis elle m’a regardée et m’a dit :
— “Je vais essayer… Je veux juste que les choses s’améliorent !”
— “Je sais”, ai-je dit en lui serrant doucement la main.
Nous nous sommes regardées une dernière fois, puis j’ai traversé le couloir et je suis entrée dans la salle d’attente du médecin, sentant une douce chaleur de gratitude se répandre dans ma poitrine.
J’étais venue à la clinique pour vérifier ma vue — savoir si je voyais bien de près et de loin —, mais on m’avait aussi donné l’occasion de « voir » plus profondément et avec plus de compassion. De voir la souffrance tapie dans l’obscurité, et d’aider une femme à renouer avec son cœur meurtri, lui permettant de laisser couler ses larmes pour la profonde tristesse, l’impuissance et la peur enfouies sous sa colère. »
Nitsan Joy Gordon.
(Publié dans Le Jérusalem Post, le 1er septembre 2024)
Photo de Une : Jérusalem © Robert Bye
Nitsan Joy Gordon
Directrice de « The Together Beyond Words Organization »Nitsan Joy Gordon, lors d’une conférence à Quinnipiac University (USA), 2023.
Nitsan est thérapeute et cofondatrice de l’organisation à but non lucratif Together Beyond Words (TBW). Ses expériences de vie — grandir dans un kibboutz israélien frontalier plein de dangers et d’escarmouches violentes, faire face à la haine dans le sud des États-Unis en tant que seule juive dans son collège, et trouver dans la danse un moyen de surmonter ses traumatismes — l’ont poussée dans une quête de 30 ans pour donner aux femmes les moyens de construire la paix et de transformer les préjugés entre Arabes et Juifs, Israéliens et Palestiniens. Elle a cofondé Together Beyond Words (TBW), une organisation pour la paix qui rassemble des femmes musulmanes, juives, bédouines, druses et chrétiennes, dans le cadre d’un processus dynamique, pour guérir les blessures anciennes, retrouver les forces cachées et promouvoir la compréhension émotionnelle.
“Aujourd’hui, notre pouvoir en tant que femmes”, explique l’autrice, “n’est plus en sommeil. En nous libérant de divers degrés d’asservissement et en nous unissant dans le monde entier pour appeler au changement, nous pouvons également devenir les alliées des hommes dans leur propre libération du cœur”.
Son livre « Together Beyond Words – Women on a Quest for Peace in the Middle East« , publié en 2023 en anglais, est actuellement en cours de traduction en français. Son site : beyondwords