Un essai de Charles Eisenstein.
Titre original de l’article : « Les élections ne signifient peut-être pas ce que nous croyons »
Traduction informatique remaniée et transcription légèrement éditée par Olivier Clerc pour plus de clarté (que nous remercions) – Tirée d’une conférence vidéo improvisée, quelques jours après l’élection. Le style est donc assez oral.
17 novembre 2024
(…) C’est le premier jour d’une nouvelle ère – ou peut-être pas.(…) C’est le premier jour d’une nouvelle ère – ou peut-être pas. Une chose est sûre : au lendemain des élections américaines, les émotions et les opinions sont très variées. Je vais donc d’abord prendre quelques instants pour reconnaître que beaucoup de gens réagissent de manières très différentes.
Certains réagissent avec désespoir, d’autres avec espoir, d’autres encore avec jubilation, avec colère, beaucoup avec peur. Une chose est sûre : l’élection de Donald Trump va accélérer de nombreux changements et ajouter beaucoup d’incertitude à l’état collectif de l’humanité.
Les possibilités positives et négatives ont été amplifiées par l’élection. Mais il y a une chose dont je suis reconnaissant, c’est qu’elle n’a pas été serrée. Si elle avait été très, très serrée, dans un sens ou dans l’autre, nous aurions pu traverser une période de turbulences. Mais en l’état actuel des choses, nous disposons d’un peu plus de temps pour nous préparer à de futures périodes de turbulence.
(…) Très honnêtement, je ne sais pas ce qui se passe en ce moment. Bien sûr, je pourrais vous raconter qu’il se passe ceci ou cela, comme beaucoup de gens le font. Chacun de ces récits exprime des sentiments, des inquiétudes, de la terreur, de l’indignation, du chagrin, du désespoir, de la joie, des espoirs, des états de conscience entiers. Vous en avez peut-être déjà fait l’expérience : lorsque vous êtes dans un certain état de conscience, les récits fatalistes vous semblent très convaincants. Et puis, il se peut que quelque chose de positif se produise dans votre vie. Vous avez touché du doigt un amour intense ou un pardon profond, et tout d’un coup, ces récits de malheur ne vous semblent plus aussi persuasifs.
Alors, oui, tant de gens sur Internet tissent différents récits, certains sur le malheur, d’autres sur la rédemption, toutes sortes de récits, et tous vous disent en substance : « Voilà ce qui se passe en ce moment ».
Nous sommes au milieu d’une prise de pouvoir fasciste par des suprémacistes blancs en Amérique. Il s’agit là d’un récit. Nous sommes au début du nettoyage de l’État profond et de la restauration de la République américaine. Il s’agit là d’un autre récit. Il existe de nombreux récits qui répondent à la question « Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui est réel ? » et donnent sens à ces événements assez déroutants.
Je ne vais pas essayer de vous offrir mon propre récit, avec le sens que j’y mets, ni vous demander d’y croire. Pour moi, ce n’est pas le moment. Pour moi, c’est le moment d’être dans l’inconnu. C’est le moment de m’accrocher à mes récits avec légèreté, de les déposer même, pour que quelque chose de nouveau, une nouvelle compréhension, ait l’occasion de surgir. Il est temps de mettre de côté mes idées préconçues sur les différents acteurs de la scène mondiale, de mettre de côté mes idées préconçues sur le public américain et sur la direction des événements mondiaux.
Non pas pour les abandonner définitivement, mais en cette période de transition, pour laisser un peu d’espace aux nouvelles informations qui pourraient contredire les choses que je pensais savoir, qui pourraient contredire les récits que j’étais sur le point de vous présenter, parce que j’éprouve intérieurement un sentiment d’incertitude.
La saveur de cette incertitude est en fait davantage de la curiosité, pour l’instant, davantage de la curiosité, de l’espoir et des possibles que de la peur ou de l’effroi. Mais il s’agit toujours d’une incertitude. (…)
Je vous garantis que, quelles que soient vos convictions politiques, si vous passiez une semaine dans l’écosystème d’information de la partie adverse, vous verriez les choses très différemment. Si vous vous autorisiez à ne pas vous contenter de lire leurs documents, mais à vous y plonger et à vous dire : « Je vais essayer cette vision du monde. Je vais voir ce que c’est que d’habiter dans cet écosystème d’information. Je vais essayer ces croyances. » Vous vous apercevrez peut-être que vos opinions actuelles vous paraîtront ridicules. C’est un bon exercice à faire de temps en temps.
Une autre chose que vous pourriez découvrir, c’est que même si ces opinions superficielles sont diamétralement opposées à celles du système de croyances d’où vous venez, les énergies sous-jacentes peuvent être les mêmes. Avant les élections, certains prédisaient le malheur si Kamala Harris était élue, d’autres prédisaient la même chose si Donald Trump était élu. Superficiellement, ils disaient des choses opposées. Mais en réalité, ils étaient toujours dans la même mentalité : « Le malheur est proche. Il peut arriver. Nous sommes confrontés à un choix existentiel. Ce choix déterminera le cours de l’histoire, soit vers le meilleur, soit vers le pire. Tout dépend de ce moment. » Cette énergie était commune aux deux camps. C’est pourquoi de nombreux récits sur ce qui se passe aujourd’hui s’inspirent de cette même énergie et de cette même apparence de certitude.
Mais sommes-nous vraiment si sûrs de nous ? Peut-être que certains d’entre vous le sont. Mais peut-être que d’autres partagent mon sentiment d’incertitude, ce sentiment d’incertitude qui me fait hésiter à vous dire ce qui se passe en ce moment.
Je vais cependant faire une prédiction : quelle que soit l’ampleur de l’incertitude actuelle, elle va croître. Je crois que nous sommes confrontés à des événements, des révélations, des rebondissements dans le parcours humain qui défieront toutes nos attentes, qui produiront des informations ne correspondant pas à ce que nous pensions être réel, à ce que nous croyions être le monde ; que tôt ou tard, on nous demandera avec de plus en plus d’insistance de mettre de côté ce que nous pensions savoir et que les récits que nous véhiculons en ce moment, quels qu’ils soient, deviendront obsolètes. Beaucoup d’entre nous feront l’expérience de la dissonance cognitive en découvrant de nouvelles informations qui s’intègreront très difficilement à ce que nous pensions savoir et qui exigeront de nous un effort de plus en plus grand pour les écarter et continuer à croire la même chose. Et non seulement continuer à croire la même chose, mais aussi continuer à être la même personne, parce que nos croyances sont inséparables de ce que nous sommes.
Les croyances ne sont pas de simples nuages de pensées qui se déplacent dans le cerveau. Elles sont l’expression d’une physiologie. Elles sont l’expression du corps. Elles sont l’expression d’un état d’être. Différentes pensées, différentes croyances sont attirées par un état émotionnel, un état physique, un état spirituel. Par conséquent, lorsque je parle ici de dissonance cognitive, de nouvelles informations qui viennent contredire celles que nous avions crues, je ne parle pas seulement de la nécessité de changer d’avis. Je parle d’une transformation totale.
Je fais donc une prédiction très audacieuse (et d’une certaine manière, il s’agit là d’un récit, ou d’un méta-récit en tout cas) : nous allons connaître de très grands changements au cours des prochaines années. Et la nature de ces changements n’a rien à voir avec les récits des deux camps : un régime nationaliste chrétien qui emprisonnera les opposants politiques, interdira l’avortement, etc. ; ou, de l’autre bord, la suppression de la corruption et la revendication de la liberté d’expression, des droits constitutionnels et de la démocratie américaine, qui vont permettre à l’Amérique de prospérer à nouveau et de redevenir grande, selon une certaine conception de sa grandeur passée, de restaurer ce que nous étions autrefois.
Non, ni l’un ni l’autre. Le drame qui va se dérouler dans les prochaines années dépasse tout cela. Il ne fait même pas partie de notre univers conceptuel. Telle est ma prédiction. En résumé, soyez prêts. Préparez-vous à ce à quoi vous ne pouvez pas vous préparer.
Et comment s’y préparer ? Comment se préparer à l’inconcevable ? Il s’agit de déposer nos concepts, de déposer ce que vous concevez déjà ou, comme je l’ai dit au début, de vous y accrocher avec légèreté. Ne vous y tenez qu’avec légèreté, essayez d’autres récits et voyez qui vous êtes dans la maison d’un autre. Qui devenez-vous ? Et qui devenez-vous lorsque vous n’êtes pas dans une maison ? Peut-être lorsque vous vous promenez à proximité des maisons des autres, que vous regardez comment ils vivent, comment ils pensent, mais que vous ne franchissez pas la porte.
Et puis peut-être que vous franchissez la porte et que vous voyez la maison de l’intérieur, mais que vous n’y restez pas et que vous vous souvenez n’être qu’un invité. C’est de ce genre de préparation dont je parle, si cela a un sens pour vous. De mon poste d’observation sur ce bateau, j’ai quelques prémonitions de ce qui nous attend. J’ai fait des plongées assez profondes avec des penseurs de premier plan dans le domaine de l’intelligence artificielle, avec des activistes, des travailleurs, des entrepreneurs, des gens qui s’occupent du changement climatique, de la régénération des écosystèmes, de la guérison des océans, et aussi beaucoup d’indigènes. Il y a donc beaucoup de rapports de diverses personnes qui scrutent l’avenir, que j’ai en quelque sorte synthétisés et intégrés. C’est en partie ce qui alimente ma certitude actuelle que les scénarios conventionnels proposés, en particulier dans le domaine politique, sont tout simplement très, très partiels. Il y a tellement de choses que ces gens ne voient pas. En disant tout cela, je ne veux pas invalider ou minimiser les craintes et la douleur que suscite l’élection chez de nombreuses personnes.
Quelles en seront les conséquences sur le financement des projets écologiques, par exemple ? Quelles en seront les conséquences pour les femmes ? Je pense que certaines de ces peurs sont des projections de craintes, de chagrins et colères plus profonds et moins conscients. D’autres sont tout à fait réalistes, plausibles et valables, et pourraient même se réaliser. Il y a certainement du travail à faire sous cette nouvelle administration pour protéger ce qui est précieux, comme c’était le cas sous l’administration précédente. Il s’agit simplement de choses différentes, d’angles morts différents.
Pour moi, la liberté d’expression et la libre circulation de l’information, l’absence de censure et de propagande sont importantes, précieuses, et je pense qu’elles se développeront davantage sous la nouvelle administration. D’un autre côté, le bien-être des écosystèmes, des océans, des sols et de la biodiversité, ce sont autant de grands travaux en cours qui ont été rendus possibles par la loi sur la réduction de l’inflation sous Biden, et qui pourraient très facilement être bientôt privés de leur financement.
En d’autres termes, il y a beaucoup, beaucoup de choses précieuses qui ne sont pas vraiment reconnues comme telles par certains membres de la nouvelle administration. Je pourrais en citer de nombreux autres exemples.
Évaluer les avantages et les inconvénients des deux camps va contrarier les personnes fortement identifiées à l’un ou l’autre. Et cela ne me dérange pas. Je veux pouvoir dire que chacun a ses avantages et ses inconvénients. Sur le plan politique, on ne peut pas vraiment dire que Trump est assez mauvais. Il faut dire soit qu’il est très, très mauvais, soit que c’est un héros, parce que si vous dites quoi que ce soit entre les deux, vous avez trahi la mentalité de guerre dans laquelle les deux camps opèrent, qui diabolise la partie adverse, en fait un ennemi, et définit le succès comme étant la victoire sur cet ennemi.
Mais, vous savez, je n’ai même pas envie de dire qu’untel est assez mauvais. En qualifiant quelqu’un de bon ou de mauvais, vous réduisez la complexité à un dualisme simpliste. Et même si vous dites « assez bon » ou « assez mauvais », il s’agit toujours d’une échelle linéaire où le bon se trouve à une extrémité, le mauvais à l’autre, et c’est comme réduire toute cette complexité – quelque chose en trois dimensions, en quatre dimensions, en 50 dimensions – à quelque chose d’unidimensionnel. Ce qui est sacrifié lorsque nous faisons cela, c’est la compréhension, l’humanisation et la compassion. Je ne vais donc pas émettre de tels jugements, d’accord ? Cela ne nous ferait pas avancer.
Reconnaissons plutôt toutes les émotions qui surgissent en nous et reconnaissons qu’elles proviennent d’un endroit valable. Elles proviennent d’une histoire valable. Elles ne viennent pas de nulle part. Ce n’est pas comme si certaines personnes étaient simplement des imbéciles, des gens qui se font des illusions. Elles proviennent de toute une expérience de vie et ne devraient jamais être moquées, rejetées ou dépréciées : ce sont les choses que vous ressentez, qui vous font pleurer, qui vous font rire, qui vous font célébrer, qui vous font pleurer. Sur nos forums en ligne, sur les médias sociaux, nous devons nous rappeler que toute réaction est celle d’un être humain. Et si cette réaction est émotionnelle, si elle est chargée, c’est qu’il s’agit d’un être humain qui vit une expérience intense. Je dirais qu’il ne faut jamais l’oublier, mais surtout ce que je veux dire, c’est que lorsque nous l’oublions, nous n’agissons pas dans la réalité. Nous faisons d’un être humain une caricature. Il y a quelque chose que nous ne comprenons pas. Lorsque nous excluons les vraies informations, lorsque nous excluons une partie de la vérité de cette manière et que nous opérons dans une réalité partielle, dans une réalité effondrée, nous nous perdons. Nous sommes désorientés. Les choses deviennent inexplicables pour nous. Nous nous raccrochons alors à des récits simplificateurs pour nous dire ce qu’il en est. Et nous devenons sensibles aux récits qu’utilisent souvent des forces manipulatrices, des forces qui nous volent notre souveraineté.
C’est ce qui se passe lorsqu’on vous propose un récit, un système de croyances qui vous dit : « Voici ce qui est vrai. Veuillez quitter votre siège et venir vous asseoir dans le mien. S’il vous plaît, quittez votre siège et venez vous asseoir dans le mien. Voici ce qui est réel. Voici ce qu’est Donald Trump. Voici ce qu’est Joe Biden. Et en fin de compte, voici ce que vous êtes ».
Personne n’a le droit de vous dire cela. Et je ne vous le dirai pas. Bien sûr, cela ne signifie pas que vous deviez ignorer ce que les autres voient, car nous savons tous que notre perception n’est pas toujours fiable. C’est pourquoi, si vous voyez quelque chose d’inhabituel, vous vous tournerez vers votre voisin et lui demanderez s’il a vu la même chose que vous. Qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je regarde ici ? Il n’y a rien de mal à cela. Mais lorsque quelqu’un d’autre vous dit ce qu’il faut voir, au lieu de vous demander ce que vous voyez, lorsqu’il vous dit : « C’est une baleine, pas un nuage », vous pouvez l’accepter, mais il serait probablement plus honnête de dire : « Pour moi, cela ressemble à une baleine. »
Tout cela s’inscrit dans la veine d’une préparation à une époque où surgiront à l’horizon des choses que nous ne reconnaissons pas. Et peut-être qu’il n’y aura personne à qui demander, ou peut-être que ceux à qui nous demanderons ne le sauront pas eux-mêmes, mais ils seront tellement mal à l’aise de ne pas savoir qu’ils feront semblant de savoir. Ils nous diront ce qu’ils croient être en train de se passer. Encore une fois, c’est ce que je prédis, nous arrivons à une époque où très peu de gens savent exactement ce qui se passe. Ceux qui savent ne parlent pas. Et ceux qui parlent ne savent pas. C’est une phrase du Tao Te Ching. (…)
Je pense que nous sommes confrontés à une telle situation, ce qui est un peu embarrassant, puisque c’est justement moi qui parle. En fin de compte, il est nécessaire que nous soyons confrontés à de tels moments si nous voulons réellement changer. Si nous ne voulons pas que l’avenir soit une sorte de récapitulation du passé, nous devons passer par une phase de non-savoir, où le familier s’estompe, disparaît, et où quelque chose de nouveau apparaît.
Si c’est vraiment nouveau, nous ne le reconnaîtrons pas en termes familiers. Cela ne s’inscrira pas dans nos concepts habituels. Cela ne se conformera pas à nos histoires familières. Ce sera nouveau. Et n’avons-nous pas soif de nouveauté ? N’avons-nous pas envie de nous libérer des concepts, des histoires, des institutions, des systèmes, des gouvernements qui nous ont contenus, des habitudes, des coutumes qui nous ont maintenus, en tant qu’espèce, dans un état si misérable, si contraignant ? N’avons-nous pas envie de nous en libérer ?
Je pense que c’est peut-être ce besoin qui alimente certains des récits catastrophistes dont j’ai parlé. Il y a en fait une aspiration au cœur de ces récits. Les gens espèrent en quelque sorte que les choses aillent vraiment mal. Ils espèrent que tout explosera. Ils espèrent que tout s’écroulera. Ils espèrent l’effondrement qui les délivrera d’une situation devenue presque intolérable. Et que cela offre l’opportunité qu’advienne ce monde plus beau que nos cœurs savent possible1. Je vous invite donc à ce moment d’incertitude, à cet endroit à la croisée des chemins, dans lequel vous êtes peut-être fermement engagé ou pas.
Photo de Une : Jonathan Simcoe