On ne présente plus Gérard Klein, écrivain et éditeur, qui a lancé dans les années 70 chez Robert Laffont, la fameuse collection Ailleurs et demain (qu’il soit infiniment remercié pour ça !). À l’occasion de sa venue aux Utopiales 2015, il a bien voulu répondre à quelques questions, depuis les rapports entre la science-fiction et la Sci-Fi, jusqu’aux problématiques actuelles du big data ou de l’intelligence artificielle, qui vont sans doute impacter fortement notre futur. Questions d’autant plus structurantes pour lui, puisquele public de la science-fiction a cessé d’avoir confiance dans son avenir et a perdu son intérêt pour les représentations de l’avenir.
Jean-Rémi Deléage : Comment la science et la fiction peuvent-elles éclairer nos “Réalité(s)” ?(Thématique principale des Utopiales 2015) Gérard Klein : Je ne sais pas très bien ce que vous entendez par « Réalités ». La science perfectionne notre représentation du monde. La fiction et en particulier la science-fiction, interrogent beaucoup de choses : des idées reçues, nos sociétés, nos désirs et nos craintes. Diriez-vous que la science-fiction jouit aujourd’hui d’une réelle légitimité ? Non, certainement pas. Il suffit de voir que la petite place qu’elle avait obtenue dans les grands médias, et en particulier dans la presse écrite, place qui a diminué puis pratiquement disparu. Ce déclin ne date pas d’hier. Il me semble avoir commencé avec le millénaire et il est maintenant catastrophique. Plus personne ne semble s’y intéresser en dehors du cercle très restreint des amateurs et professionnels. Comment expliquez-vous la sorte de submersion qu’elle subit par la fantasy, la Sci-fi, et les romances fantastiques ? Personne n’a vraiment de réponse. Je pense cependant que le succès de la science-fiction, dont le public a toujours été assez particulier, a été assuré dans les années 1970 et 1980 par l’ascension sociale de ses lecteurs qui avaient à peu près tous une formation technique ou scientifique. Cette ascension a été interrompue dans les années 1990 par la concurrence d’ingénieurs, chercheurs, etc., indiens, chinois, beaucoup moins coûteuse. Ce public a dont cessé d’avoir confiance dans son avenir et a perdu son intérêt — fait du reste de désir et de crainte — pour les représentations de l’avenir. Il s’est massivement réfugié dans les propositions fantasmatiques, voire carrément réactionnaires, de passés de pacotille. La sci-fi, qui, au demeurant n’est plus guère représentée, c’est de l’action sous une vague défroque de science-fiction. Christopher Priest me disait qu’il préférait le terme de « littérature fantastique » au sens large que SF. Quel est votre point de vue à ce sujet ? En français, fantastique a un sens beaucoup plus précis qu’en anglais. Donc Priest ne parle pas de la même chose. La science-fiction est une espèce littéraire bien à part. Je qualifierai plutôt la plus grande partie de la production de Priest, de littérature de l’étrange ou de l’insolite, souvent à la marge de la science-fiction, mais aussi du fantastique. La fin de « L’anticipation dans le présent » est-elle liée à une sorte de désenchantement du monde ? D’abord, on la rencontre encore. Ensuite, sa disparition progressive à partir des années 1950, pour dater les choses avec précautions, correspond au fait qu’auteurs et lecteurs ont très bien compris qu’ils vivaient dans un monde en changement sous l’effet du développement scientifique et technologique et qu’il n’était plus guère possible d’imaginer une grande innovation qui demeure sans effets comme faisait Verne, notamment. Mais William Gibson, par exemple situe ses romans les plus récents dans un avenir si proche qu’il ne peut pas être distingué du présent. Nous sommes a la croisée des chemins : des ruptures technologiques sont annoncées (nanotechnologies, biologie de synthèse, etc.) avec une remise en cause des modèles de croissance économique et aux problématiques écologiques : en quoi la science-fiction et les regards qu’elle porte sur notre société peuvent-ils enrichir la réflexion ? En la lisant. La science-fiction n’a ni visée ni portée prophétique. Les auteurs traitent comme ils veulent les problèmes qui les intéressent. La fin du film Her de Spike Jonze montre que le mode de fonctionnement d’une intelligence artificielle nous sera totalement étranger, fonctionnant à des vitesses et dans des dimensions nous échappant complètement. Cette situation, mise en exergue de nombreuses fois pas la SF, n’est-il pas un risque majeur pour l’Humanité ? Non. Aucune IA n’est consciente ni vraiment intelligente au sens humain, ni ne le sera probablement jamais. Le terme d’intelligence artificielle (forte) a été introduit par Marvin Minsky et al pour s’assurer des financements substantiels dès les années 1950. Les progrès fondamentaux ont été inexistants même si beaucoup de compétences ont été conférées à des machines, en fait à des logiciels. Personne n’a la moindre idée sur le fonctionnement de l’intelligence humaine ou si l’on préfère, des cerveaux humains. Si l’on employait le terme de compétences au lieu de celui d’intelligence, le malentendu cultivé par certains de façon très intéressée serait levé. Je ne doute pas que des voitures autonomes circuleront d’ici moins de vingt ans. Elles disposeront d’une compétence, mais seront aussi stupides qu’un réfrigérateur qui n’est pas intelligent parce qu’il maintient à peu près constante la température pour laquelle on l’a programmé. Évidemment, on peut se faire écraser par un train ou par une avalanche. Her n’est pas une IA ou donnée explicitement comme telle. Her est un logiciel qui, utilisant l’exploitation du big data, peut prévenir les questions voire les désirs de ses « clients ». Et elle a une voix charmante. Imaginez que Miss Wiki réponde verbalement à vos questions vocales et manifeste une connaissance quasi encyclopédique, avec une voix charmeuse, ce qui serait dès à présent tout à fait possible, vous pourriez facilement la prendre pour une IA ayant passé le test de Turing, qui, soit dit en passant, était une plaisanterie de Turing. Or, elle n’aurait pas plus d’intelligence qu’une porte. Ce qui renvoie à une autre de vos questions : l’exploitation du big data rend-elle les humains prévisibles et donc les sociétés contrôlables ? Dans le court terme, et pour beaucoup d’humains, sans doute. Amazon prédit assez bien ce qui peut vous intéresser et ce que vous lirez ou écouterez probablement, etc. Le big data devient carrément inquiétant lorsqu’il amènerait à prédire qui commettra un crime ou deviendra terroriste. Ce qui a toujours été le rêve de tous les gouvernements et plus généralement de toutes les organisations sociales , à commencer par votre assureur. Mais il n’y a pas d’intelligence là-dedans, seulement de la compétence à traiter de grandes masses de données et à s’appuyer sur le conformisme de la plupart des gens. Est-ce que vous pensez qu’une science comme la psychohistoire développée par Asimov pourra être un jour mise au point pour guider l’humanité ? Non. Acune philosophie ou théorie de l’histoire n’a jamais eu le moindre contenu scientifique. Un contenu scientifique implique la possibilité d’expérimentation et de réfutation. En un sens les théories marxistes et autres totalitarismes ont bel et bien été réfutés, mais à quel prix. Quels sont vos projets ? Je prépare au moins deux ouvrages et si j’en trouve le temps, j’écrirai probablement quelques nouvelles. Et je continuerai à publier préfaces et articles selon les opportunités. Et pour finir : Asimov à dit qu’individuellement, « les histoires de science-fiction peuvent paraître triviales aux yeux des philosophes et des critiques d’aujourd’hui, mais l’esprit de la science-fiction, son essence, portent à présent la clé de notre salut, si tant est que nous puissions être sauvés. » Qu’est-ce que cela vous inspire? Ça me semble un peu grandiloquent. Ce qu’Asimov voulait sans doute dire, c’est que si nous ne faisons pas attention à notre avenir, nous n’aurons pas d’avenir. La science-fiction est une façon d’y prêter attention. Il y en a d’autres, plus rigoureuses, dont la prospective. Propos recueillis par Jean-Rémi Deléage.
Bio
Né en 1937, Gérard Klein, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’Institut de psychologie de la Sorbonne, économiste, éditeur et écrivain, publie ses premiers textes à 18 ans dans les revues Galaxies et Fiction. En 1958, il fait paraître un premier roman, Le Gambit des étoiles, et un recueil de nouvelles, Les Perles du temps. Par la suite, il publie plusieurs romans dont Le Sceptre du hasard, Les Seigneurs de la guerre, et des recueils de nouvelles: Histoires comme si, La loi du talion et Mémoire vive mémoire morte. En 1969, il lance chez Robert Laffont la fameuse collection Ailleurs et demain qu’il dirige toujours. Auteur d’une quinzaine de titres traduits dans plusieurs langues, ayant publié de nombreux articles et essais, surtout sur la science-fiction, il est le second français, après Pierre Versins, à avoir reçu le Pilgrim Award 2005, décerné par la Science-Fiction Research Association, pour l’ensemble de son œuvre d’écrivain, d’essayiste et d’éditeur. Mais selon lui, « son plus grand titre de gloire est d’avoir fourni en 1992 un sujet du bac sur le thème “science-fiction et prospective” ».
Photos : Une, jrd (cc), Her, D.R.