C’est pour mieux rendre hommage au grand écrivain, au poète du progrès technique, au voyageur en chambre, que Gonzague Saint Bris nous convie, en un jeu de questions-réponses, à une promenade sensible sur les pas de Jules Verne. Une lumière éclectique qui illumine de façon surprenante les vagabondages du maître. Gonzague Saint Bris est écrivain et historien. Fondateur du mouvement du Nouveau romantisme, il est l’auteur de dix-sept ouvrages, essais, romans, biographies.
Jean-Rémi Deléage : Dans le sillage de Verne, on cite Rimbaud, Gracq, Bradbury. Quel a été le rôle de Jules Verne vis-à-vis de ces grands auteurs ?
Gonzague Saint Bris : Le livre Sur les pas de Jules Verne que je viens d’écrire a été fait pour rendre justice à un homme qui a la fin de sa vie, retiré dans son bureau, à Amiens, devant son globe terrestre, et interviewé par un journaliste américain en 1893, Robert H. Sherard déclarait : « Le grand regret de ma vie c’est que je n’ai jamais compté dans la littérature française. » C’est devant cette douleur que je me suis révolté. Et je considère que le centenaire de la mort de Jules Verne est fait pour cela. Pour lui restituer la place qui lui est due et qui ne lui a pas été reconnue. Pour cela, je suis allé voir effectivement les grands passeurs de Jules Verne, que sont Julien Gracq, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Erik Orsenna. Et c’est là où on voit que les célébrations sont tout de même utiles, car ce sont des accélérateurs de lecture. Aujourd’hui Jules Verne est reconnu comme un grand écrivain, alors qu’il a été confiné jusqu’à maintenant dans la case « auteurs pour la jeunesse ».
JRD : Il est étonnant de voir comment Verne est vivant chez Erik Orsenna…
Pour Erik Orsenna, « c’est grâce à Jules Verne que j’ai appris que mon champ d’exploration était la planète.» Jean-Marie Gustave Le Clézio se souvient que sa grand-mère possédait la collection Rouge et Or des Hetzel et de la tête d’éléphant frappée sur la couverture. C’est la totalité de l’imaginaire qui s’ouvre avec l’œuvre de Jules Verne. Ainsi, pour Olivier de Kersauson, qui a fait la préface de mon livre : « les écrits de Jules Verne ne m’ont jamais déçu. Mieux, avec le temps, ils ont pris pour moi de plus en plus d’importance.» Jules Verne c’est vrai, est le père de l’écrivain de science-fiction Ray Bradbury, qui lui rend hommage. Il est aussi le contemporain de Raymond Roussel qui dit que c’est un grand écrivain. C’est formidable de voir comment il travaille. C’est un homme qui se lève à cinq heures du matin, qui travaille jusqu’à onze heures, qui déjeune sobrement chez lui, qui se rend ensuite au Cercle Industriel d’Amiens. Là, il dévore les journaux, il lit une dizaine de journaux par jour, des revues, et dès qu’il trouve quelque chose qui l’intéresse, il prend la revue, la met sous ses fesses sur son fauteuil afin que personne d’autre ne la voie. Et ce qui est extraordinaire chez lui, c’est la métamorphose qu’il est capable de faire de sa documentation. Car c’est un voyageur en chambre. Il a finalement très peu voyagé. Il n’est pas allé dans la plupart des lieux qu’il a explorés par la documentation. Il ne s’est rendu qu’en Écosse, en Angleterre, en Italie, une fois aux États-Unis. Il a vu les chutes du Niagara et il a fait la traversée de l’Atlantique. Il est allé en Islande, et c’est à peu près tout. Bien sûr il a pas mal navigué sur ses trois bateaux, comme Caderoussel avait trois maisons, les Saint-Michel Un, Deux et Trois. Il a écrit 20 000 lieux sous les mers en cinq ans à partir de cette villa merveilleuse qui s’appelle « La solitude », dans ce lieu exquis de la Baie de Somme qui s’appelle Le Crotoy, roman dont je révèle dans mon livre que c’est Georges Sand qui lui en a donné l’idée.
JRD : Quels sont les rapports entre les prémonitions de Léonard de Vinci et l’approche visionnaire de Verne…
J’ai remarqué une extraordinaire fraternité à travers le temps entre Léonard de Vinci et Jules Verne. Il est évident que l’instrument, l’Albatros de Robur le conquérant, ressemble terriblement à un dessin de Vinci. C’est une ville qui flotte, mais qui flotte dans les airs. Ce qu’il y a d’extraordinaire chez Vinci comme chez Verne, c’est que ce sont des visionnaires, mais qu’ils sont contemporains des inventions qui les intéressent. Et souvent, plutôt que d’être à l’origine d’une invention, ils adaptent ce qui leur est contemporain. Et ils paraissent comme des visionnaires, car les situations qu’ils mettent en place, à partir de la façon dont ils absorbent la réalité autour d’eux, les « mettent en avance ». Le livre Paris au 20e siècle est véritablement, avec ses métros pneumatiques suspendus dans les airs, l’œuvre d’un visionnaire. De plus Verne a écrit une pièce peu connue qui s’intitule Mona Lisa. Et c’est pourquoi j’ai voulu rapprocher deux hommes qui avaient deux destins un peu semblables et qui sont des pluridisciplinaires…
JRD : Était-il très documenté sur la science et les techniques ?
Oui, c’est extraordinaire parce que non seulement c’est un dévoreur de livres — tous les écrivains sont d’abord des lecteurs — mais un auteur qui a une création prodigieuse : il a écrit 62 romans, 18 nouvelles, en tout 80 volumes et 30 pièces de théâtre, soit 22 000 pages avec 5 000 illustrations. C’est quelqu’un qui a fait des livres sur la géographie, l’histoire de Magellan, l’histoire des Grands Découvreurs… donc beaucoup d’ouvrages qui appelaient la documentation, mais qui donnaient lieu, eux-mêmes, à être des sources. Lorsque Jules Verne se plaignait qu’on ne reconnaisse pas sa place dans la littérature française, Dumas lui a répondu : « Vous auriez dû être un auteur américain ou anglais. Alors vos livres, traduits en français, vous auraient apporté une énorme popularité en France et vous auriez été considéré comme l’un des plus grands maîtres de la fiction ».
JRD : Dans ses romans se côtoient la légende et la science dans un monde réenchanté. Avons-nous besoin aujourd’hui de réenchanter le monde comme faisait Verne ?
Jules Verne clôture une époque, il est le dernier des romantiques. Il est ami de Georges Sand, d’Alexandre Dumas, et arrive à un moment où s’ouvre une autre ère, l’ère Moderne. Il anticipe le 20e siècle, avant d’être l’avant-gardiste du 21e siècle. En 1905, il y a 100 ans, c’est la mort de Jules Verne, et c’est aussi l’année de la naissance de Jean-Paul Sartre, l’année où Albert Einstein publiait sa Théorie de la Relativité restreinte, dont on ne mesurera l’importance que beaucoup plus tard. C’est un nouveau siècle qui débute, un des plus tragiques, un des plus féconds. Et ce qui frappe chez cet homme qui meurt à 77 ans — c’est quand même un hasard curieux, car il a enchanté la jeunesse de 7 à 77 ans — c’est sa jeunesse d’esprit. Pourquoi ? Parce qu’il est toujours au début, il n’est jamais à la fin. C’est d’ailleurs sa devise : « La gloire, ce n’est pas d’être arrivé, c’est d’être parti ». Et je reconnais bien là le caractère du Verseau — car Verne est un Verseau — qui a cette espèce de goût de la fraternité, ce désir d’un futur harmonieux. C’est un homme qui est sans barrière, qui n’a pas d’œillères, un esprit extrêmement ouvert. Et c’est parce qu’il a cet esprit ouvert qu’il peut intégrer toutes ces données qui rentrent dans son prodigieux cerveau, une usine de nuit qui travaille et qui recrache des romans fabuleux, sous des latitudes exagérément éloignées les unes des autres. Nous sommes sous la terre, sous la mer, vers la lune…
JRD : Cette culture universaliste et on peut dire aussi humaniste, n’est-elle pas un message pour aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation ?
Tout à fait. Parce qu’au fond, c’est quelqu’un qui transgresse les frontières et les races. Les caractères humains de Verne sont à la fois définis par les origines et pas du tout définis par la race. Par exemple à un moment, on a l’impression que Jules Verne n’admire que les Anglais, que les Français sont surtout des valets de pied, comme des « passes– partout »… Et c’est vrai que l’Empire britannique a énormément écrasé Verne par son importance, quoiqu’il ait remarqué la brutalité et l’égoïsme des serviteurs de sa Gracieuse Majesté. Mais ce qui est formidable dans Jules Verne, c’est effectivement qu’il fait un shaker avec le monde. Il fait un cocktail avec tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entrevoit, tout ce qu’il aperçoit, tout ce qu’il a lu. Ce n’est pas un homme qui reste sur des positions toutes faites. Il est vraiment évolutif, il ressemble au monde, il intègre le monde, il représente le monde et il enchante le monde.
JRD : Verne a une capacité de vulgarisation inédite. Il semble avoir réussi la savante alchimie entre science, technique et littérature…
Oui, d’ailleurs Jules Verne est né en 1828, en même temps qu’une des plus grandes inventions que sont les Chemins de Fer Français. Il a habité en face d’une voie ferrée à Amiens. Il vivait à l’âge de la vapeur et il a prophétisé l’âge de l’électricité. Il avait dit que l’électricité serait un jour l’âme du monde industriel. L’exploitation de l’énergie, surtout électrique, est au centre de la plupart de ses romans : dans 20 000 lieux sous les mers, au cœur du Nautilus, avec le sous-marin aux allures maléfiques qui fonctionne avec un moteur électrique de haute performance, alimenté par des piles chimiques. On peut aussi dire que dans le monde virtuel, le Nautilus a sillonné les océans, bien avant la conception des sous-marins nucléaires modernes. Et dans Robur le conquérant apparaît un autre engin fantastique l’Albatros, cet aéronef électrique à hélice qui fait le tour du monde. Il préfigure le décollage des premiers hélicoptères et des avions électriques à cellule photovoltaïque. Et au-delà de ces engins redoutables qu’il met en scène dans ses romans, Verne a étudié fort sérieusement la question des caractéristiques énergétiques des villes futures. Dans Paris au XXe siècle, il nous parle des transports en commun, du train à propulsion électropneumatique, qui n’est autre que le précurseur des trains à lévitation électromagnétique. Et puis il y a les périls qui nous menacent dans la cité, dont il a anticipé les dangers. Comme conseiller municipal, il va montrer son souci de l’écologie. Il demande notamment que la fumée échappée des locomotives qui empeste l’intérieur de la ville d’Amiens au sortir des tunnels soit maîtrisée, et « ceci est possible » dit-il, en maintenant les locomotives en pression. Et puis dans Le testament d’un excentrique, Jules Verne évoque la pollution causée par l’industrie du pétrole.
Propos recueillis par Jean-Rémi Deléage
- « Jules Verne en 80 jours » – Cité des sciences – cite-sciences.fr/jules_verne © CSI 2005 49
- Sur les pas de Jules Verne, Presses De La Renaissance, 2005
Photo de Une : Gonzague Saint Bris en 2007, photographié par Armand Langlois au Clos Lucé. Autres photos : Vue de la Tour Eiffel, Christopher Michel – Autres : D.R.